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Les Missionnaires et la botanique (1800 – 1950)

mardi 5 février 2013, par Michèle

Ce texte a été réalisé à partir des documents fournis par Gérard Moussay, archiviste des Missions étrangères de Paris et missionnaire au Vietnam et en Indonésie. Références : articles d’O. Colin et B. Fourier

La flore de nos jardins serait bien pauvre sans l’apport des botanistes voyageurs qui, depuis des siècles, parcourent le monde entier à la recherche de nouvelles plantes.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les missionnaires ont partagé l’intérêt de leur époque pour la science et le progrès. Certains d’entre eux, passionnés des plantes, ont étudié la flore des régions lointaines où ils étaient envoyés. Ils ont collecté quantité d’espèces de plantes encore inconnues en Europe et ont contribué à enrichir le patrimoine européen de leurs découvertes innombrables.

L’apport des missionnaires à la botanique et à la connaissance de la Chine

On trouve, dans les parcs et jardins contemporains, une majorité de plantes d’origine asiatique importées entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle. Une part significative de ces introductions a été le fait de prêtres catholiques français envoyés en mission entre le milieu du XIXe siècle et la Première Guerre mondiale. Les plus nombreux mais aussi les plus connus (à l’exception du célèbre lazariste Armand David) furent des prêtres des Missions Etrangères de Paris.

Leur apport a été particulièrement grand concernant la flore chinoise, ce qui justifie que cet article se concentre essentiellement sur ceux d’entre eux qui ont œuvré dans ce pays.

Cet apport est à l’origine de ce qui nous apparaît désormais comme l’une des périodes les plus fastes de l’horticulture nationale.

Il a cependant été tout aussi déterminant pour la taxonomie botanique descriptive en lui procurant une abondance de matériel botanique sous forme d’échantillons d’herbiers séchés.

Les botanistes de laboratoire s’en sont servi pour décrire de nouvelles espèces qui ont modifié la compréhension que nous avions de familles et de genres entiers ainsi que de l’histoire de leur distribution dans le monde.

Tout cela n’a pu se produire et surtout être exploité de façon optimale que grâce à des circonstances historiques et géographiques exceptionnelles qu’il est nécessaire d’évoquer.

UN CONTEXTE FAVORABLE :

La poussée coloniale française en Extrême-Orient

L’œuvre de ceux que le chanoine Paul Fournier avait appelés dans sa remarquable thèse « les missionnaires naturalistes français » est d’abord indissociable de la poussée coloniale française en Extrême-Orient.

Un premier séminaire avait été créé par les Missions étrangères en 1830 à Moupin (l’actuel Baoxing) dans le Se-tchoan, un lieu resté fameux par le séjour qu’y effectuera en 1869 le lazariste Armand David ; toutefois l’activité missionnaire restait à cette époque hautement dangereuse. Elle l’était en fait depuis qu’un décret impérial avait interdit en 1724 la prédication du christianisme dans l’Empire du Milieu.

C’est la victoire anglaise dans la Première guerre de l’Opium qui va véritablement ouvrir la voie à la reprise de l’évangélisation de la Chine, la France obtenant (1843) que l’activité de ses missionnaires soit à nouveau tolérée. Le premier des prêtres des Missions étrangères à faire œuvre botanique, Paul Perny, arrivera d’ailleurs dans le pays quelques années après (1848).

Avec la fin de la Seconde guerre de l’Opium (1860), le mouvement missionnaire va pouvoir se développer sans entraves de la part des autorités chinoises, le gouvernement impérial ayant dû accorder aux missionnaires français le droit de prêcher et de pratiquer leur religion librement partout en Chine - et même celui d’y devenir propriétaires immobiliers. À partir de cette date arrivent quelques-uns des plus grands noms qui s’illustreront dans le domaine de la botanique : Emile-Marie Bodinier (1865), Jean-Marie Delavay (1867), Paul Farges (1868).

Mais, de façon assez inattendue, c’est la IIIe République qui, à partir des années 1880, va consacrer l’âge d’or des missionnaires naturalistes.
A cette période s’est en effet nouée une vaste alliance entre les républicains laïcs (groupés autour de Gambetta et Ferry), les milieux d’affaires, les sociétés savantes et les sociétés catholiques missionnaires autour d’un consensus national favorable à une politique d’affirmation au-dehors.
Elle va rapidement se traduire par une intensification de la poussée coloniale française qui va se concentrer dans la zone d’influence politique et culturelle traditionnelle de la Chine.

Chaque grande institution publique sera incitée à y prendre part. Le Muséum National d’Histoire Naturelle, le plus prestigieux établissement de recherche et d’enseignement en matière de sciences naturelles, voudra lui aussi saisir l’opportunité pour affirmer sa prééminence dans la communauté scientifique française et internationale. Il cherchera naturellement à se poser comme l’interlocuteur officiel des missionnaires.

A la même période, la Congrégation De Propaganda Fide, responsable au Vatican de la plupart des missions catholiques dans le monde, envoyait à tous ses délégués une circulaire « pour les inviter à recueillir tout ce qui leur semblerait contribuer à faire connaître l’histoire naturelle de chaque pays, surtout la botanique, la minéralogie et la zoologie ».
C’est ainsi qu’au Tibet, Mgr Félix Biet (1838-1901), participe à de nombreuses recherches sur la faune et la flore tibétaines en lien avec des spécialis­tes de Paris. Suivant une expression de Pierre Fournier, il fait de la mission un « organisme de recherches scien­tifiques ».

Tout était donc réuni afin que savants laïcs et prêtres catholiques œuvrent en commun pour la plus grande gloire de la France. Encore fallait-il que le terrain sur lequel les missionnaires partaient moissonner les âmes fût propice à la collecte !

LA CHINE, PAYS À L’EXCEPTIONNELLE BIODIVERSITÉ VÉGÉTALE

La zone d’influence que la France se constitue en Indochine, aux dépens de l’Empire chinois (conquête de la Cochinchine entre 1862 et 1867 puis du Tonkin en 1884-85), l’incite à prendre pied également dans les provinces immédiatement adjacentes en Chine même. Ces provinces, Yunnan, Guizhou (Kouy-Tcheou) et Guang-xi, sont aussi des territoires de mission pour les pères des MEP qui vont en outre s’installer au Se-tchoan, au Tibet et dans le Guang-dong voisins.

Le territoire chinois recèle une exceptionnelle biodiversité végétale (32 000 à 33 000 espèces, ce qui la place au premier rang mondial hors de la zone tropicale).
Mais les provinces du Sud-Ouest sont les plus riches dans cet ensemble :
on recense ainsi aujourd’hui au Yunnan 15 000 espèces (c’est-à-dire plus que dans toute l’Europe au sens géographique !), 10 000 au Se-tchoan, 8 000 à 10 000 au Guizhou. Dans cette zone, le type de végétation dominant est, à basse altitude, la forêt sempervirente latifoliée subtropicale, une formation qui n’existe pas en Europe continentale.

En revanche, la présence de hautes montagnes au Yunnan et dans l’ouest du Se-tchoan crée un étagement important de la végétation et favorise une grande diversité de formations végétales, notamment les forêts tempérées à espèces caducifoliées et les fourrés alpins, propices à la rencontre de plantes rustiques dans nos contrées.

L’APPORT SCIENTIFIQUE : LES PLANCHES D’HERBIER

L’Herbier du Muséum National d’Histoire Naturelle, fondé en 1653, est l’un des deux ou trois plus riches du monde avec ses quelque huit millions de planches. Sur ce nombre on peut estimer à plus de cent mille celles issues de collectes des prêtres des Missions étrangères, dont le tiers à porter au seul crédit de Delavay.

Un certain nombre de ces parts d’herbier collectées par les missionnaires (de l’ordre de plusieurs milliers) constituent des « types nomenclaturaux » : elles ont servi à décrire et nommer pour la première fois dans une publication scientifique des plantes jusque-là inconnues. Leur valeur scientifique et patrimoniale pour la botanique au plan international est donc particulièrement grande ; elles servent encore de références dans le cadre de travaux de révision taxonomique, notamment pour l’élaboration de nouvelles flores.

Quelques-uns des échantillons d’herbier collectés par les prêtres des Missions étrangères qui servent de types nomenclaturaux
avec le lieu, la date, le numéro de récolte et le(s) nom(s) du (des) collecteur(s) :

  • Abies delavayi : « Yunnan, : près de Tali Fu, Cang Shan, 3500-4000 m, juin 1884, R.P Delavay 1210 »
  • Actinidia fortunatii : « Guizhou, environs de Pin-fa, 8 juin 1905, Cavalerie & Fortunat 2350 »
  • Ardisia labordei : « Guizhou, district de Tsin-Gay, dans les bois à Kao-Tchay, 8 mars 1898, Y. Laborde 2512 »
  • Aspidium labordei : « Guizhou, Tsin-Gay, 1er avril 1898, Laborde & Bodinier 2155 »
  • Buxus bodinieri : « Guizhou, environs de Kouy-Yang, 25 février 1898, E. Bodinier 2079 »
  • Callicarpa bodinieri : « Guizhou, environs de Gan-Pin, aux Grandes Rocailles, 19 juin 1898, L. Martin 2365 » et aussi : « L. Martin & E. Bodinier 1996 & J. Cavalerie 1095 »
  • Deutzia monbeïgii : « Yunnan, Tseku, Mai 1912, Monbeig 7 »
  • Lindera cavaleriei : « Guizhou, Tsin-Gai, Kao-Po, bords des ruisseaux, 5 août 1903, / Cavalerie 1222 »
  • Paeonia delavayi : « Yunnan, Lijiang, 3 500 m, 9 juillet 1888, Delavay 1142 »
  • Phlomis souliei : « Tibet, Ta-Tsien-Lou (principauté de Kiala), 1S93 J.A Soulié 188, 667 »
  • Piper ferriei : « Insulae Liu Kiu, Ferrie 27 »
  • Prunus duclouxii : « Yunnan, environs de Yunnan-sen, dans un ravin, 16 février 1897, Ducloux 77 »
  • Prunus serrula : « Yunnan au-dessus de Yenzihai et Mo-so-yin, 3300m, 17Juillet 1889, /.-M Delavay 3790 »
  • Prunus duclouxii : « Yunnan, aux environs de Yunnan-sen, 16 février 1897, Ducloux 77 »
  • Rhododendron rex : « Yunnan, Mont lo-Chan, 3200 m, mai 1913, E.E. Maire »
  • Rubus duclouxii : « Yunnan, mont. Tchong-Chan, 1er août 1906, Ducloux 622 »

La collecte d’échantillons d’herbier : objectif principal des missionnaires botanistes

Le pacte initial que nous évoquions au début de cet article entre l’Eglise et l’Etat incitait les missionnaires à d’abord alimenter en échantillons végétaux et animaux le Muséum national d’histoire naturelle de Paris.

Il faut souligner le rôle essentiel qu’a joué Armand David dans sa mise en œuvre. Après avoir lui-même collecté en Chine quasi professionnellement (puisqu’il fut déchargé de ses tâches missionnaires pour s’y consacrer) dans les années 1860, il devint, à partir de son retour définitif en France en 1874, le point de passage quasi obligé entre les missionnaires et le Muséum. La renommée qu’il avait acquise y contribua certainement de façon déterminante, mais la proximité géographique à Paris, dans le 7éme arrondissement, de la Société des Missions étrangères et du siège de la Congrégation de la mission où s’était retiré David facilita à n’en pas douter certains contacts.

C’est ainsi David qui, profitant du passage à Paris de Delavay en 1881, convainquit ce dernier de collecter pour le Muséum. Il fit par là même une recrue d’élite : le Muséum doit au P. Delavay, selon le professeur Gérard Aymonin, quelque 33 000 parts d’herbier qui se trouvent actuellement dans l’herbier « Asie » du Laboratoire de phanérogamie.

On comprend mieux certaines raisons de ce succès lorsqu’on sait que Delavay avait passé sa jeunesse à arpenter les montagnes de sa Savoie natale, ce qui lui avait procuré une bonne connaissance de la flore alpine européenne ; cela l’avait entraîné aussi à ce que nous appellerions aujourd’hui le trekking : ces deux atouts se révéleront déterminants lorsqu’il se mettra en devoir d’explorer botaniquement les montagnes de sa mission du Yunnan.

Dès son retour au Yunnan en 1882, Delavay se mit à collecter. Son premier envoi consistera en « un millier de spécimens (deux caisses égales), [soit] une petite charge de cheval ». Il témoignait, dans une lettre datée du 4 avril 1886, de l’extraordinaire logistique mise en œuvre pour parvenir à son objectif :
« J’avais acheté le cheval pour le transport, plus difficile encore, j’avais trouvé un homme pour faire le voyage de Tapintze [Dapingzi, au nord-ouest du Yunnan], ma résidence habituelle, jusqu’à Soui fou [Shuifu, au nord-est de la province], voyage de trente-huit étapes ou journées. »
Et plus loin : « L’expédition des caisses exige tant d’embarras ! J’ai envie, pendant que nous n’avons que la route du fleuve Bleu, d’envoyer les plantes dans des paquets ayant le format de l’herbier, 45 cm par 28 cm, enveloppes de fort carton de ma confection, et renfermant chacun de 80 à 100 espèces. Ces paquets seraient transportés jusqu’à Shanghai par des courriers chinois. J’ai quatre paquets tout prêts que j’enverrai à Yunnansen [Kunming, la capitale provinciale] en priant M. le Procureur [des Missions étrangères] de les expédier à Shanghai, à quelque prix que ce soit. Je continuerai à envoyer par la poste les espèces de petit volume qui me paraîtraient intéressantes ainsi que les graines. »

On voit bien que les moyens engagés pouvaient être importants. Leur prise en charge incombait au Muséum. Il allouait à certains missionnaires une somme convenue afin de les dédommager ; elle permettait en outre à ceux qui n’avaient que très peu de ressources personnelles ou qui se situaient dans des régions particulièrement déshéritées d’améliorer leur ordinaire et celui de leurs paroissiens.

Ce fut par exemple le cas de Farges qui, selon Fournier (1932), « répandit dans son district [au nord-est du Se-tchoan] des aumônes, qu’il se procurait par des envois de plantes, que lui versait le Muséum ». On peut penser que le missionnaire trouvait là un pieux stimulant qui est à l’origine du nombre impressionnant d’échantillons contenus dans certains de ses envois : 2000 en 1896 et 3500 en 1900, par exemple.

Espèces nouvelles décrites par deux hommes totalement dévoués à la science

II restait à exploiter cet abondant et passionnant matériel. Ce fut principalement la tâche du botaniste Adrien Franchet au Muséum national d’histoire naturelle à Paris et d’un ancien missionnaire retiré dans la Sarthe, Hector Léveillé.

D’abord enseignant en province, Adrien Franchet fut embauché, sur la base de premières publications de très bonne qualité (sur la flore japonaise notamment), par Emmanuel Drake del Castillo (1855-1904), gentilhomme fortuné qui s’adonnait à la botanique et possédait lui-même un important herbier. C’est en visitant Drake au Muséum que Franchet attira l’attention d’Edouard Bureau, professeur à la chaire de botanique, qui lui demanda d’étudier les plantes récoltées par David en Chine qui ne l’avaient pas encore été, ainsi que celles envoyées jadis par d’Incarville.

Dépouillant des dizaines de milliers d’échantillons durant près de vingt ans, Franchet décrira au total près de douze cents espèces chinoises nouvelles ; il s’attachera notamment à réunir en un recueil toutes les nouvelles espèces dédiées à Delavay, ouvrage dont malheureusement seule la première partie sera publiée en 1889.
Il tirera en outre de cette activité descriptive de nombreux articles et monographies, notamment sur les genres Rhododendron, Gentiana, Verbascum, Saussurea, etc. Il dédiera enfin à ses correspondants les genres Souliea, Delavaya et Fargesia, ainsi que de très nombreuses espèces.

Par impécuniosité certainement, mais aussi par manque de volonté pour mobiliser les moyens nécessaires, le Muséum laissera Franchet seul pour étudier le matériel récolté par les missionnaires, ce qui l’obligea à un investissement personnel épuisant. Dans une de ses lettres à Franchet, Delavay l’avertissait de ce qui l’attendait :
« Avec la contribution du père Bodinier qui ne manquera pas d’être considérable, vous allez avoir un surcroît de travail ; ce ne sera pas de trop des six jours par semaine au Muséum. »

On ne peut qu’être troublé au vu du défaut d’investissement du Muséum en moyens humains lorsqu’on le place en regard de l’énergie déployée par Franchet et par les missionnaires. On l’est d’autant plus lorsque l’on sait que Franchet n’intégrera que tardivement les équipes du Muséum et qu’il restera, sa vie durant, payé par... une autre institution : l’Ecole Pratique des Hautes Etudes ! Faisant finalement le constat de sa propre incapacité à traiter tout le matériel arrivant au Muséum, Franchet proposa à Hector Léveillé de « faire de son mieux à faire cesser, au moins pour la Chine, cette fâcheuse situation ».

Parti en 1887 pour la mission de Pondichéry, Léveillé quittera la Société des Missions étrangères quelques années plus tard pour revenir dans son diocèse. Devenu prélat pontifical, il se retira dans sa ville natale du Mans.
La proposition de Franchet venait donc à point pour occuper sa vie de jeune retraité. Elle lui donna l’idée de créer une Académie de géographie botanique (la phytogéographie était alors en plein essor) et d’entreprendre la publication d’une Flore du Kouy-Tcheou [Guizhou], une province qu’il n’avait jamais fréquentée, mais dans laquelle plusieurs de ses anciens coreligionnaires intéressés par la botanique étaient ou avaient été en mission : Bodinier, Chaffanjon, Michel, Martin et Cavalerie, pour citer les principaux.

À partir de leurs récoltes principalement, Léveillé nommera entre 1894 et 1918 près de trois mille nouvelles espèces. Mais, à la différence de Franchet, systématicien de talent, la qualité de son travail a été très critiquée part la suite ; certains botanistes (Elmer Merrill, par exemple) considèrent que 10 % seulement des nouveaux noms qu’il a créés peuvent aujourd’hui être validés et acceptés, le reste étant tombé en synonymie.
Les herbiers regroupés par Léveillé sont aujourd’hui conservés au Jardin botanique royal d’Edimbourg, l’une des plus prestigieuses institutions botaniques du monde, où leur étude se poursuit.

L’APPORT HORTICOLE

Il est difficile d’évaluer avec exactitude l’apport des missionnaires en matière d’introduction de matériel végétal vivant. On sait que des graines voyageaient en général avec les échantillons d’herbier et qu’elles arrivaient donc au Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris. Cependant, parmi des sources assez fragmentaires, un document nous fournit beaucoup d’informations sur les premiers maillons de la chaîne de l’introduction des plantes en culture.

Les enseignements du cahier d’entrées de Maurice de Vilmorin

II s’agit d’un cahier d’entrées de graines tenu à l’Arboretum des Barres (à Nogent-sur-Vernisson dans le Loiret) par le dendrologue Maurice de Vilmorin (ou pour son compte) entre 1889 et 1923. On y retrouve, parmi de nombreux pourvoyeurs, une majorité de noms de missionnaires, la plupart en poste en Chine. Les prêtres des Missions étrangères représentent 17 des 23 noms de religieux repérés dans ce document.

On y retrouve les principaux missionnaires dont le nom est resté attaché à des plantes chinoises : Bodinier, Callery, Cavalerie, David, Ducloux, Farges, Maire, Monbeig, Seguin, Soulié. Les informations portées en regard des noms permettent de mesurer la diversité des apports individuels.
Ainsi, la quantité de sachets expédiés varie de 2 numéros (Emile Bodinier, mai 1898) à 326 numéros (comme l’envoi de Théodore Monbeig reçu le 27 avril 1905). Les petits envois sont assez nombreux, probablement afin d’envoyer les graines les plus fraîches possibles, attendu que la durée du voyage était ensuite très longue (plusieurs mois).
« Les routes de ce pays de montagne [le nord-ouest du Yunnan] sont abominables. Tous les transports se font à dos d’homme et de cheval », témoignait Delavay.

Sur l’ensemble du cahier, les principaux pourvoyeurs de graines sont, dans l’ordre : Jean-André Soulié et François Ducloux (12 envois chacun), Paul-Guillaume Farges (10 envois), Edouard Maire (8 envois). Les envois de Farges et Ducloux sont accompagnés d’un numéro de récolte, ceux de Soulié, moins régulièrement.

Une certaine diversité règne dans les commentaires accompagnant les graines.
Celles de Farges, reçues le 28 mars 1895, sont annotées : « Aster à fleur violette (espèce) », « Renonculacée », « Pedicularis », « Primulacée » ou encore « grande marguerite violette ». On trouve dans de nombreux envois le nom vernaculaire, associé éventuellement à un nom latin : « Deglooi-griza-Seneçon » ou « Go-Kharo-Kou Kou tsog (crucifère) ».
Dans un autre envoi de Farges (12 juin 1899), le nom vernaculaire est fourni dans la transcription officielle de l’Ecole française d’Extrême-Orient où les tons sont reproduits (nous les omettons ici), par exemple « arbre Ta ye sang ».

Pour des graines envoyées par Ducloux le 6 janvier 1908, les indications sont tout aussi approximatives : « Laurinée », « Oléacée », « Juniperus », « Verbascum » ; quant à Soulié, pratiquement rien dans l’envoi du 1er août 1895 et parfois des noms chinois ou des noms vernaculaires français comme « groseillier rouge » ou « framboise » ; ailleurs (2 septembre 1902, par exemple) des noms de familles ou de genres ; les collectes de Maire sont en moyenne mieux identifiées, allant très souvent jusqu’au genre et fréquemment jusqu’à l’espèce.

Les descriptions, assez rares chez Farges, Soulié et Ducloux, sont en revanche claires et évocatrices chez Maire : « arbuste buissonnant, feuilles tomenteuses blanches en dessous, fleurs jaunes, fruits rosés » ; de plus, il donne fréquemment des indications écologiques : « collines arides », « brousse des montagnes », « collines herbeuses » ainsi que l’altitude de récolte (à 50 mètres près !).

Mieux encore, Maire fournit parfois des indications ethnobotaniques précieuses : par exemple, concernant un Ficus portant le numéro d’entrée 7949 : « Sa graine poilue est très employée au Yunnan pour la préparation d’une gelée très rafraîchissante en été. Dans un vase d’eau fraîche on frotte entre les paumes des mains une petite poignée de cette graine, l’eau ne tarde guère à se congeler, ajouter un peu de sucre en poudre. »

On voit bien apparaître, au travers des informations livrées dans le cahier d’entrées de Maurice de Vilmorin, la diversité des niveaux de formation en botanique des missionnaires, leurs intérêts personnels en matière de plantes, le temps et l’énergie qu’ils consacraient à ce qui était pour plusieurs d’entre eux une véritable passion.

Les missionnaires à la base d’une chaîne de l’introduction horticole

Les graines reçues aux Barres via le Muséum National d’Histoire Naturelle, mais aussi celles mises de côté par le Muséum et transmises à sa chaire de Cultures - dont dépendait le Jardin des Plantes -, étaient ensuite redistribuées auprès d’un réseau varié d’amateurs éclairés, membres de sociétés savantes, de jardins et d’arboretums publics, de pépiniéristes et d’horticulteurs. On en compte près d’une soixantaine dans le cahier de Maurice de Vilmorin.

Le grand commerce semencier n’était pas oublié puisqu’on voit que des graines potagères ou fruitières étaient réacheminées vers des sites de la société Vilmorin, Andrieux et Cie, leader mondial dans sa spécialité à cette époque. Bien qu’on n’en ait pas de preuve formelle, on peut supposer que la société, certainement par l’entremise de Maurice de Vilmorin, personnage animé d’une foi profonde, savait récompenser ces fournisseurs particuliers.

Fournier signale par exemple que Farges acclimata en Chine des variétés améliorées de pomme de terre, de topinambour et de seigle ; celles-ci provenaient à n’en pas douter des Etablissements Vilmorin-Andrieux. Cela n’exclut pas en outre une rétribution en espèces sonnantes et trébuchantes, les besoins de la mission (construction d’écoles, de dispensaires, achat de nourriture pour les chrétiens en période de famine...) étant importants et les sommes accordées par la congrégation parfois insuffisantes.
L’importance des envois de Farges à Maurice de Vilmorin (de 100 à 300 numéros en général), comparée à ceux de ses collègues, pourrait s’expliquer de cette façon.

On doit finalement aux missionnaires de la Société des Missions étrangères la première introduction en Europe de nombreuses plantes chinoises de grand intérêt ornemental. Plusieurs ont connu un grand succès dans les parcs et jardins via le commerce horticole. Maurice de Vilmorin a été le metteur en culture de nombre d’entre elles.

Quelques-unes des premières introductions en culture en Europe réalisées par des prêtres des Missions étrangères
(d’après Demoly et Picard, 2005) :

  • Actinidia deliciosa, Farges, 1898
  • Buddleja davidii, Soulié, 1893
  • Clerodendrum trichotomum var. fargesii, Farges, 1898
  • Cotoneaster franchetii, Soulié, 1895
  • Davidia vilmoriniana, Farges, 1897
  • Decaisnea fargesii, Farges, 1895
  • Deutzia setchuenesis, Farges, 1895
  • Ehretia dicksonii, Farges, 1896
  • Eucommia ulmoïdes, Farges, 1895
  • Osmanthus delavayi, Delavay, 1890
  • Pinus armandii, Farges, 1895
  • Rosa soulieana, Farges, 1896
  • Sorbus vilmorinii, Delavay, 1889

DES CONTRIBUTIONS MOINS DÉTERMINANTES DANS D’AUTRES PAYS D’ASIE

Le nombre de missionnaires envoyés en Chine, la richesse floristique du pays, la possibilité (à certaines périodes du moins) qu’ils eurent de circuler sans entraves, expliquent largement que ce pays ait fait l’objet plus que tout autre de l’attention des missionnaires de la Société des Missions Etrangères.
Sans prétendre à l’exhaustivité, on ne peut pas ne pas évoquer quelques autres personnalités qui ont contribué significativement à la connaissance de la flore asiatique hors de Chine ; au premier rang se trouvent les Pères Faurie et Taquet, mais il faut également citer les Pères Furet, Ferrie et Cadière.

Le P. Louis-Théodore Furet séjourna au Japon de 1853 à 1869, puis à Hong-Kong d’où il envoya 350 plantes à étudier au Muséum.

Urbain Faurie, de trente ans son cadet, qui a vécu au Japon de 1882 à 1894 et à Formose de 1896 jusqu’à sa mort en 1915, fit quant à lui parvenir au total 22 500 spécimens d’herbier au Muséum. On lui doit des arbres et arbustes très intéressants pour nos jardins de zone tempérée : un aulne, un hortensia grimpant, un lagerstroemia, un lilas, etc.

Dans le même temps, le P. Joseph Ferrie récoltait dans l’archipel des Ryûkyû des mousses, dont quelques nouvelles espèces, et une pipéracée lui a été dédiée, Piper ferriei.

Le P. Emile Taquet a recueilli de son côté d’importantes collections de plantes en Corée méridionale, sur l’île Quelpaert (aujourd’hui Cheju do), un petit territoire au climat subtropical, riche de végétaux endémiques, où il fut en poste pendant plusieurs années. Accordant un soin méticuleux à la préparation de ses herbiers « il n’hésitait pas dit-on à se lever deux fois par nuit pour changer les papiers buvards de ses presses », son travail fut très apprécié au Muséum qui lui accorda le titre honorifique de membre correspondant, une des façons pour l’institution de récompenser de façon symbolique ces auxiliaires scientifiques.

Parmi les pères qui ont herborisé dans des régions plus méridionales, on peut citer le P. Henri Bon qui a envoyé plus de 2 000 plantes de Hong-Kong au Muséum, et le P. Léopold Cadière qui a récolté au Vietnam des espèces endémiques jusque-là inconnues, parmi lesquelles des fougères qui furent décrites par le botaniste allemand Heinrich Christ, et une urticacée, vendue de nos jours comme plante d’appartement et qui porte son nom, Pilea cadierei ; il avait récolté cette herbacée au feuillage ornemental dans l’Annam, « à Lao Bao, dans les lambeaux de la forêt primitive ».

QUELQUES PLANTES DÉDIÉES À DES PRETRES DES MISSIONS ETRANGERES

Aux pères :

  • Aubert, Polygonum aubertii
  • Bruguière, Astragalus bruguieri
  • Cadière, Pilea cadierei
  • Callery, Pyrus calleryana
  • Cavalerie, Nothaphoebe cavaleriei
  • Chaffanjon, Ampélopsis chaffanjoni
  • Delavay, Abies delavayi, Ligustrum delavayanum, Magnolia delavayi, Osmanthus delavayi, Paeonia delavayi, Thalictrum delavayi
  • Ducloux, Cupressus duclouxiana, Mahonia duclouxiana
  • Esquirol, Deutzia esquirolii
  • Farges, Catalpa fargesii, Decaisnea fargesii
  • Faurie, Alnus fauriei
  • Fortunat, Actinidia fortunatii
  • Furet, Ludisia furetii
  • Genestier, Rhododendron genestierianum
  • Laborde, Begonia labordei
  • Maire, Incarvillea mairei
  • Monbeig, Deutzia monbeigii, Carpinus monbeigiana
  • Perny, Ilex pernyi
  • Seguin, Castanea seguinii
  • Soulié, Rhododendron souliei, Rosa soulieana
  • Taquet, Tilia taquetii
  • Vial, Primula vialii
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